Le chantier, un lieu de représentation des multiples rêves des hommes

Le chantier a de tout temps été un site porteur de promesses. Par nature lieu en transition, le chantier possède l’ADN du changement. Il est le symbole d’une potentialité qui, en cours de réalisation, peu à peu prend forme, se matérialise. Fort de ces caractéristiques, le chantier nous raconte naturellement une histoire à la symbolique forte, les rêves des hommes.

L’exposition « L’Art du chantier, Construire et démolir du 16e au 21e siècle », organisée à la Cité de l’architecture & du patrimoine, offre un beau panorama de ces rêves dans l’imaginaire collectif au cours des six derniers siècles. Et elle interroge : la représentation du chantier ne serait-elle pas plus captivante que celle de l’œuvre bâtie, plus vivante, plus puissante que celle de l’édifice achevé ?

Rêve individuel ou collectif, rêve du commanditaire ou de l’ouvrier, rêve d’hier ou d’aujourd’hui… le chantier est porteur de désirs multiples, qui s’expriment pourtant tous en un seul et même endroit. C’est aussi un rêve mis en scène, au service d’intérêts divers qui s’appuient sur cette symbolique forte. La somme de tous ces rêves nous raconte l’histoire d’une humanité qui cherche à se dépasser, dont l’imaginaire évolue en même temps que les techniques progressent et que les aspirations sociales changent.

Le chantier exerce fascination et émerveillement, représentation d’un récit collectif qui « par son caractère provisoire et non fini, est une métaphore même de ce que peut être pour l’homme le possible ». Alors, l’iconographie de chantier, invitation aux rêves ou documentaire d’une rude réalité ? À vous de voir, grâce aux clés de l’exposition.

Les pyramides de Gizeh en Égypte, celles de Teotihuacan au Mexique, la Grande Muraille de Chine, ou encore les cathédrales du Moyen-Âge en France… Ces édifices grandioses ont su, à travers les siècles, susciter fascination et admiration. Nul doute cependant que pour leurs riches et omnipotents commanditaires, voir des milliers d’ouvriers s’échiner à la tâche sur des chantiers monumentaux était tout aussi symbolique de leur puissante autorité que les constructions achevées elles-mêmes.

Un rêve de domination

Suivant cette même logique, les représentations primitives des chantiers proposent des vues spectaculaires des grands travaux. Elles s’attachent moins à montrer la technicité des constructions qu’à faire d’elles des démonstrations de puissance, comme l’explique l’exposition. Certaines opérations, telle l’élévation des monolithes, étaient organisées comme des spectacles publics auxquels assistaient les souverains devant des foules immenses.

Nous nous inscrivons ici dans un cadre extraordinaire, au sens littéral du terme : ces chantiers ne se veulent pas ordinaires, et ne doivent donc pas être représentés comme tels. Ils dépassent les limites et repoussent l’entendement.

Seuls les hommes qui disposent de la connaissance et de l’inventivité techniques suffisantes peuvent se le permettre. C’est une affirmation de supériorité d’une nation, d’un peuple, d’un groupe ethnique, politique ou religieux sur un autre. L’imagerie du chantier est l’expression d’un rêve de domination.

Peintres suspendus aux câbles du pont de Brooklyn, par Eugène de Salignac, 1914 © New York City Municipal Archives 

Un rêve d’affranchissement de l’Homme sur la Nature

Les chantiers portent en eux un rêve plus ambitieux encore : non plus la domination d’un groupe humain sur un autre, mais celui de l’Homme sur la Nature. « Ils permettent à l’Homme de s’affranchir de sa condition humaine, de défier les lois de la Nature » explique Valérie Nègre, commissaire principale de l’exposition ; au point que ces chantiers ont parfois été considérés comme insultants pour les dieux, déraisonnables, dangereux.

C’est pourquoi le thème de l’exploit technique est l’un des plus anciens et des plus médiatiques de l’iconographie du chantier. C’est une exaltation de la capacité de l’homme à inventer et à dépasser ses limites : vaincre la pesanteur, franchir l’infranchissable…

Une image revient d’ailleurs souvent, celle des deux pans d’un pont pas encore reliés entre eux, qui se font face, dialoguant chacun accroché à sa colline, et semblant faire fi des lois de la gravité.

Le viaduc de Garabit en travaux le 6 avril 1884, par Alphonse Terpereau © Musée d’Orsay, Dist. RMN-GP Alexis Brandt

Avec le creusement du canal de Suez, percé entre 1859 et 1869, et celui du Panama, entre 1880 et 1914, l’exposition nous montre que les grands travaux prennent une dimension planétaire, à l’échelle des échanges mondiaux qu’ils visent à faciliter. C’est toute la géographie mondiale qui s’affranchit des frontières naturelles que formaient jusqu’à présent les mers, rivières, isthmes et montagnes.

L’Empire State Building en construction, en 1930, Knickerbocker Photo Service,  ©Avery Architectural & Fine Arts Library, Columbia University

Toujours plus haut, toujours plus vite

Les gratte-ciels ne sont bien sûr pas étrangers à cette quête, preuve que le « toujours plus haut, toujours plus grand » a encore de beaux jours devant lui. Les chantiers pharaoniques perdurent, à l’image des 828 m de la Burj Khalifa à Dubaï ou des 55 km du plus long pont maritime du monde, achevé en 2018 entre Hong Kong et Macau.

Encore aujourd’hui, les exploits techniques qu’ils constituent sont synonymes de puissance économique et politique.

Dans les représentations de ces chantiers, ce ne sont pas les difficultés techniques qui sont mises en avant, au contraire. La chronophotographie du XIXe siècle puis le time-lapse, ainsi que les vues en contre-plongée, accentuent les effets de grandeur et de vitesse. Les tours semblent monter d’elles-mêmes.

Le 1er juillet 1889, le vicomte de Vogüe écrivait dans la « Revue des deux mondes », à propos du chantier de la Tour Eiffel : « Il y avait ceci de particulier qu’on n’apercevait presque jamais les ouvriers de la Tour ; elle montait toute seule, par l’incantation des génies. »

Autre exemple, plus récent, avec la vidéo de cette tour chinoise de 30 étages, qui avait suscité l’intérêt des internautes en 2012 pour sa construction très rapide en seulement 15 jours à partir de modules préfabriqués :

Un rêve déshumanisé ?

Cette envie d’affranchissement de la Nature a eu, on le voit, une conséquence assez paradoxale : l’homme s’efface, sa place dans les chantiers diminue, alors même qu’autrefois le chantier faisait rêver par la mobilisation humaine qu’il représentait.

D’abord fantasmé, cet effacement s’amorce en réalité dès le tournant du 19e siècle avec la robotisation et la mécanisation. Comme si nier ses limites naturelles avait conduit l’homme à se nier lui-même au profit de la machine, jusqu’à être supplanté aujourd’hui par des drones bâtisseurs ou des imprimantes 3D. La représentation du chantier se fait alors l’écho, parfois involontaire, d’une angoisse de notre temps : la déshumanisation.

« Les images tendent à effacer la présence de l’homme, bien qu’il soit en réalité à la manœuvre pour préparer le travail des machines ou les actionner » relativise Valérie Nègre. L’homme n’est pas moins présent, mais moins représenté sur les chantiers, car il intervient désormais en amont de ceux-ci.

Plug-in City, Expérience monumentale, par Alain Bublex, 2003 © C. Pompidou MNAM-CCI Dist. RMN-GP © Adagp, Paris, 2018

Le rêve d’émancipation des ouvriers

On le voit, le chantier et son iconographie évoluent, en prise directe avec leur temps. Mais la fascination qu’il exerce reste, elle, intangible. Elle est continue depuis les temps anciens. Pour Valérie Nègre, « le chantier fascine, sa représentation idéalisée emporte l’adhésion ». Il est un lieu de transformation du matériau, de la condition humaine et même de la condition sociale de l’ouvrier, dans une approche plus politique.

Icare, tout en haut de l’Empire State, 1931, par Lewis Wickes Hine ©The New York Public Library

Le rêve s’inscrit cette fois dans le contexte des grands conflits idéologiques du XXe siècle. C’est le rêve social d’émancipation d’une classe trop souvent oubliée, opprimée. L’ouvrier devient héros, dominant le chantier. C’est l’acrobate virtuose perché sur de très hautes structures, « là où le travail quotidien est un pari contre la mort » (Popular Science Monthly n°5, novembre 1925). C’est le bâtisseur viril et musclé du monde moderne.

C’est même l’ouvrière libre et volontaire, rare représentation de la présence féminine sur les chantiers. « Les sources d’archives décrivent bien la présence d’enfants et de femmes, manœuvres dans les chantiers avant le XIXe siècle, mais on ne les voit presque jamais car l’exercice de tâches pénibles reposant exclusivement sur la force est contraire à la manière dont la société se les représentent » explique Valérie Nègre.

Dans le message politique d’union de la classe ouvrière, la femme retrouve une place, à l’image de Dora, envoyée par la Fédération des jeunesses communistes sur le chantier du métro de Moscou. Plusieurs images la montrent, tel un homme, en train de manier le marteau piqueur (« L’histoire d’une femme », URSS en construction n°8, août 1935).

Un ouvrier à cheval sur un crochet de grue, 1931, par Lewis Wickes Hine ©The New York Public Library

Un rêve toujours mis en scène

Puisqu’on parle des ouvriers, quid de la réalité des populations immigrées, très peu représentées alors que le chantier a toujours accueilli l’exode des peuples, depuis le temps des pharaons ?

Tout au long de l’histoire des chantiers se pose la question de la « vérité » des images : ici représentation idéalisée qui accentue l’idée de prouesse, là un outil de persuasion et de propagande. Le plus important n’est pas le réel mais l’histoire que l’on veut raconter, portant la promesse d’une échappatoire au réel.

« Les imprévus du chantier, les aléas du climat, ne sont que très rarement représentés. L’exposition montre ainsi l’écart entre la réalité du chantier et ses images, mettant en valeur les mythes et les idéologies qu’elles véhiculent » rappelle Valérie Nègre.

En effet, qui produit ces images ? Jamais l’ouvrier ne s’auto-représente, comme le souligne très bien l’exposition. Les entrepreneurs et les ingénieurs savent, eux, médiatiser leurs activités à travers le chantier. Ce qui explique aussi pourquoi la représentation du chantier a longtemps servi l’idéologie du progrès. Ces images surprennent et sont ensuite relayées par les artistes, les journalistes, les photographes, nourrissant l’imaginaire collectif.

Rare représentation de population ouvrière immigrée. Alexandre Théophile Steinlen, « Tu t’en iras par les pieds devant ! », 1895 © BNF-Estampes et photographies

Un rêve en mutation

De tous temps, le chantier se fait le terrain d’expression des rêves d’une époque. Alors, quelles sont les aspirations du monde contemporain ? Si le « toujours plus haut, toujours plus vite » est encore d’actualité, certains défis n’ont plus cours comme, par exemple, « soulever les pierres les plus lourdes, comme des obélisques » développe Valérie Nègre. « On cherche plutôt à construire plus léger et à économiser la matière grâce à de nouveaux matériaux ou de nouvelles techniques, telles le gonflable ou la tenségrité(1). »

Au XXIe siècle, nous sommes dans l’économie des matières premières et la lutte contre le gaspillage. L’envie de transformer la Nature est remise en cause avec toujours, en toile de fond, ce que permet l’innovation, au profit du développement durable et de l’économie circulaire par exemple.

Badauds regardant par le trou d’une palissade du chantier du forum des Halles, devant la fontaine des Innocents, en 1979, par B. Descamps © BHVP-Parisienne de Photo 

« Il existe aussi une autre manière de penser le chantier aujourd’hui, qui est participative » explique Valérie Nègre. « C’est un moment créatif de communication entre des personnes qui ne se côtoient pas habituellement ».

C’est une idée partagée par Patrick Bouchain, architecte qui voit le chantier comme un théâtre de la réparation sociale. Pour lui, l’indéfinition du chantier laisse encore un champ très libre à l’imaginaire populaire. « Contrairement à ce que l’on croit, ce n’est pas en montrant aux publics l’image d’un projet fini que l’on arrive à les associer au projet, mais plutôt en engageant un échange avant même que la forme ne soit définie », défend-il.

Alors le rêve jusqu’ici protéiforme peut-il, peut- être, devenir un rêve collectif commun…

Joseph Bancaud

(1) La « tenségrité » est la faculté d’une structure à se stabiliser par le jeu des forces de tension et de compression qui s’y répartissent et s’y équilibrent.


Photo de une : Mise en charge d’une dalle-champignon en ciment © Felix Candela architectural records and papers, 1950-1984, Avery Architectural & Fine Arts Library, Columbia University

Exposition “L’Art du chantier. Construire et démolir (XVIe-XXIe siècle)”
Cité de l’architecture & du patrimoine, jusqu’au 11 mars 2019.

réalisée par Valérie Nègre (Professeur, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et Marie-Hélène Contal (Commissaire associée, Directrice du développement culturel, Cité de l’architecture & du patrimoine), assistées de Diane Aymard (architecte et historienne).

Cet article sera publié dans la revue L’Ingénieur-Constructeur n°549 (mars 2019)

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